LE VIEIL HOMME
Le vieil homme semble accablé.
Il se dirige d'un pas traînant jusqu'au banc le plus proche, là où il pourra se reposer et donner, l'espace de quelques précieux instants, congé à son corps.
Une fois installé, la sensation d'apaisement est tellement réelle et libératrice que déjà les considérations d'ordre physiques s'estompent et laissent une place, progressivement totale, au cérébral.
Le vieil homme maintenant établi, le menton posé sur ses deux mains réunies tenant fermement le pommeau mal ouvragé de sa canne, le regard parcimonieux, presque éteint, paraît véritablement absorbé.
Il l'est en effet. Parce qu'il est dans ses pensées !
Il songe à l'opiniâtre éprouvé de malaise, désormais quasi permanent qui est le sien, inspiré par la fusion forcenée d'hallucinations cauchemardesques et aussi par la conscience suraiguë d'implacables lendemains. Il subit, en une sorte de chaos originel, le coup de fouet cinglant des blessures qui se ravivent, déchirantes. Au crépuscule de sa vie, il sait qu'il demande trop. Car c'est un impératif besoin. Alors, il exige. Juste l'absolu.
Il le veut sublime. Jusqu'à l'incandescence. Jusqu'à, s'il le faut, l'apothéose morbide et libératrice qu'il saura provoqué.
Mais le verdict de la vie lui reste obstinément hostile et défavorable. Aussi il demeure, malgré l'étonnante vitalité de ses révoltes rageuses, et en dépit de l'exorbitant privilège que lui octroie sa grande expérience de l'humanité, un éternel errant qui trace avec acharnement les frontières évidemment invisibles de son cœur maltraité.
Il s'épuise ainsi, au quotidien, dans la quête effrénée du plus infime de l'instant, à tenter de démêler la pelote tellement enchevêtrée de ses incohérences.
Et toute la souffrance de l'existence reste là. Parce que chez lui, c'est chez elle. Tel est le vrai.
Le pépiement des oiseaux maintenant rassemblés sur le sol autour de lui, comme s'ils voulaient participer à ses réflexions, le comprendre, l'aider, l'apaiser peut-être, l'arrache soudain au souterrain de ses méditations. Un sourire incertain, un rictus plutôt, se dessine sur ses lèvres. Il pense que jamais, même animé de regards multiples et bienveillants, le souci de l'autre ne saura pénétrer l'épaisseur de l'intime. Jamais !...
Il se lève lentement, avec difficultés. Il doit rentrer.
Reporter ailleurs le spectacle obscène de ses déchirements. L'enfermer derrière les barreaux protecteurs de sa pensée. Pour replonger, une fois encore, dans les images persistantes d'un passé lancinant pas si lointain, et s'abriter dans la nébuleuse pénombre des habituels et naïfs artifices de l'apparence.
Retrouver, telle une parenthèse de calme et de quiétude, le réconfort probable du silence. Ce silence qu'il sait exprimer la crainte des mots trop destructeurs.
Et plus tard, sur la feuille blanche, griffonner quelques mots pour, ultime tentative, exorciser le désespoir ordinaire et poignant engendré par les brutalités banales de la vie. Des mots pour alléger l'insoutenable. Pour, désormais esclave d'un anéantissement programmé, noircir la page d'une écriture brûlante et humide comme des larmes.
Les oiseaux se sont respectueusement écartés, égaillés à son passage. Ils sont devenus étonnamment muets. Discrets. Et se comportent en témoins fascinés par l'absolu vulnérabilité de l'Homme...
P. MILIQUE